Une à la fois

Ou la grande leçon des jonquilles

 

—Par Jaroldeen Asplund Edwards

 

Ma fille m’avait téléphoné plusieurs fois :

     Maman, il faut absolument que tu viennes voir les jonquilles avant la fin de la saison.

Ce n’était pas l’envie qui me manquait, mais la distance me faisait hésiter, car, pour me rendre chez elle, il fallait compter deux heures de route.

À son troisième coup de téléphone, je finis par lui promettre, un peu à contre cœur :

     C’est bon, je viendrai mardi prochain.

Ce jour-là,  le temps s’annonçait froid et pluvieux. Il m’en coûtait, mais comme j’avais donné ma parole, je décidai de prendre le volant.

J’empruntai donc la route de la montagne. Les sommets étaient masqués par les nuages, et, au bout de quelques kilomètres, je me retrouvais enveloppée dans un épais manteau de brouillard. Je roulais au pas et je sentais mon cœur battre la chamade. Qui plus est, en haut de la montagne, la route se rétrécissait et décrivait de périlleux et d’interminables lacets. Je négociais les virages dangereux à une allure d’escargot…

 

Enfin arrivée à bon port, je suis accueillie par les éclats de joie de mes petits enfants, que j’embrasse avec empressement.

     Laisse tomber les jonquilles, Caroline ! lancé-je à ma fille. Il y a tellement de brouillard qu’on ne voit pas la route. Pour rien au monde je ne serais venue jusqu’ici, si ce n’était pour vous revoir. Mais maintenant, pas question de faire un kilomètre de plus !

     Chez nous, c’est tous les jours qu’on roule comme ça, me répond ma fille avec un sourire.

     Tu ne me feras pas reprendre la route tant qu’il y aura du brouillard. Et ce sera seulement pour rentrer chez moi ! lui dis-je avec fermeté.

     Mais d’abord, tu dois aller voir les jonquilles, insiste-t-elle. Ce n’est pas loin du tout, et je conduirai. Moi je suis habituée. Et je t’assure, tu le regretterais si tu manquais cette expérience.

Finalement je cède, pour lui faire plaisir. Nous préparons les enfants et montons dans la voiture. Au bout de vingt minutes, nous quittons la route pour nous engager dans un petit chemin de graviers, jusqu’à un écriteau, peint à la main, indiquant « Le jardin des jonquilles ». Nous garons le véhicule et prenons chacune un enfant par la main. Soudain, au détour du sentier, le spectacle qui s’offre à nous me coupe le souffle…

 

Jamais, je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. On aurait dit que quelqu’un avait pris une énorme jarre remplie d’or pour la déverser sur le sommet et les flancs de la montagne. Les fleurs formaient de magnifiques motifs aux courbes majestueuses, des rubans et des bandes d’oranges vifs, de blancs crémeux, de roses saumon, de jaunes citron, ou de jaunes couleur de beurre et de safran. Les jonquilles étaient regroupées par variétés,  chacune de couleur différente. Elles dessinaient des tourbillons et coulaient comme des rivières avec chacune sa nuance particulière. Devant moi s’étendaient cinq hectares de fleurs…

 

Qui a planté tout ça ? demandé-je à Caroline.

     Une femme, à elle toute seule, me répond-elle. D’ailleurs, elle habite ici. Voilà sa maison.

Ma fille me montre du doigt une petite habitation, modeste mais parfaitement entretenue, située au milieu de toute cette splendeur.

Nous marchons jusqu’à la maison. Dans la cour, nous apercevons un panneau qui dit : « Réponses aux questions que vous vous posez ». Première réponse, toute simple : « 50 000 bulbes ». Deuxième réponse : « Un à la fois, par une seule femme. Deux mains. Deux pieds. Un cerveau. » Troisième réponse : « Elle a commencé en 1958. »

 

Ce moment changea ma vie. Je ne pouvais m’empêcher de penser à cette femme, que je n’avais jamais rencontrée, qui, grâce à sa propre vision de beauté et de joie, s’attelait depuis plus de quarante ans à transformer un obscur sommet de montagne. Année après année, un bulbe à la fois, cette inconnue avait, pour toujours, métamorphosé le monde où elle vivait. Au fil des jours, elle avait créé quelque chose d’absolument merveilleux, un spectacle d’une beauté éclatante qui témoignait d’une extraordinaire inspiration.

 

Nous apprenons là l’une des plus grandes leçons qui soient :

C’est un pas à la fois — voire un pas de fourmi à la fois — que nous nous rapprochons de nos objectifs et de nos rêves ; nous apprenons qu’il faut aimer ce que nous faisons, et voir les choses dans le long terme. Si, chaque jour qui passe, nous répétons nos petits efforts en vue d’un progrès, même minime, nous aussi, nous découvrirons que nous pouvons accomplir de grandes choses. Que nous pouvons changer le monde…

 

     Ça me rend triste en un sens, avouai-je à Caroline. Qu’aurais-je pu accomplir si, il y a quarante ans, je m’étais fixé un grand objectif et que je m’y étais attelée tout au long de ces années, un bulbe à la fois ? Imagine ce que j’aurais pu faire !

Ma fille, dans le style un peu abrupt qui la caractérise, résuma en ces quelques mots le message qui ressortait de cette formidable expérience :

     Alors vas-y, Maman, commence dès demain !

 

Elle avait raison. À quoi cela sert-il de se lamenter sur les heures perdues du passé ? Pour éviter qu’une leçon apprise ne devienne occasion de regret, mais, au contraire, pour qu’elle soit occasion de célébration, rien de tel que de se poser la question :

« Comment, dès maintenant, puis-je mettre cette leçon en pratique ? »

 

Une fleur à la fois, et en commençant dès maintenant… N’oubliez jamais cette grande leçon que nous enseigne une simple planteuse de jonquilles.

(Traduction et adaptation de l’anglais : Bernris)

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